« La prise en compte du genre et du sexe en médecine n’est pas qu’une question d’égalité des chances, c’est une nécessité »
Fév.. 2025Sexe et genre en médecine et dans la santé
La médecine de genre concerne tout le monde. Carolin Lerchenmüller, première professeure de médecine de genre en Suisse, nous explique pourquoi sa discipline est nécessaire, quel rôle joue la composition des organes dirigeants et pourquoi un vent de changement souffle sur la Suisse.
Carolin Lerchenmüller, pourquoi l’Université de Zurich a-t-elle créé une chaire de médecine de genre en 2024 ?
Il a fallu passablement de temps pour que la médecine reconnaisse l’importance des différences sociales et biologiques. Or, le monde académique doit institutionnaliser la question pour que l’on prenne en compte ces différences de manière ciblée dans tous les domaines médicaux. J’aime bien faire une comparaison avec la pharmacologie : on la retrouve dans chaque spécialisation, par exemple en cardiologie, en chirurgie ou en anesthésie. Mais il faut quand même des chaires de pharmacologie, qui font de l’enseignement et de la recherche, puis apportent leurs connaissances dans les autres domaines.
Qu’entend-on exactement par différences sociales et biologiques ?
Les différences biologiques comprennent les différences spécifiques au sexe physiologique, telles que les hormones sexuelles, les gènes, les gonades et les organes génitaux. Les différences socioculturelles, elles, sont un construit social : à quel genre une personne se sent appartenir, comment les autres personnes la voient, quelles sont ses préférences, à quelle fréquence elle fait du sport, si elle fume ou non, etc. Tous ces facteurs ont une influence sur la santé, notamment sur le ressenti des symptômes ou l’acceptation d’un traitement.
Avez-vous un exemple concret ?
La pandémie de COVID-19 a souligné l’importance de ces deux dimensions : il y a eu plus d’infections chez les femmes, mais plus de cas graves et de décès chez les hommes. Ce dernier point est dû à des différences biologiques du système immunitaire entre les sexes. Cependant, si le virus a davantage infecté les femmes, c’est à cause d’éléments socioculturels : elles y étaient plus exposées, car elles sont plus nombreuses à travailler dans les établissements de santé, les écoles et les jardins d’enfants.
Pourriez-vous nous donner d’autres exemples ?
L’ostéoporose : on la diagnostique souvent plus tard chez les hommes, ce qui retarde aussi les traitements. Cette situation est due au fait que les valeurs standard de densité osseuse sont calibrées sur les femmes ; or, les hommes ont une autre structure squelettique. Cet exemple montre que la médecine de genre n’est pas synonyme de médecine pour femmes. Certes, les lacunes sont beaucoup plus importantes chez les femmes, mais la médecine de genre concerne justement tous les genres et tous les sexes.
On le voit aussi avec la dépression. Si je vous demande les symptômes typiques de la dépression, vous citerez sans doute le manque de motivation, l’isolement social et la tristesse. Mais ce sont en fait les symptômes caractéristiques des femmes. Les hommes présentent plutôt une tendance à l’irritabilité, à l’agressivité ou aux addictions, des comportements qui ne font pas tout de suite penser à la dépression.
Donc, en médecine de genre, le regard sur les symptômes change selon le genre et le sexe ?
Nous nous intéressons non seulement aux différents symptômes, mais aussi à tous les facteurs de risque et de protection. Par exemple, les femmes qui ont souffert d’hypertension ou de diabète pendant leur grossesse ont plus de risques de développer une maladie cardiovasculaire par la suite. À l’inverse, le sport d’endurance peut avoir des effets positifs sur le cœur, les femmes devant le pratiquer avec moins d’intensité que les hommes pour obtenir le même niveau de protection. Les consultations devraient aborder ces influences biologiques et sociales.
En d’autres termes, la prévention devrait aussi prendre en compte les différences spécifiques au genre et au sexe ?
Oui, c’est essentiel. On le voit aussi avec la chimiothérapie lors d’un cancer du sein : le traitement touche aussi le cœur, et beaucoup de femmes qui ont survécu à un cancer du sein développent une insuffisance cardiaque. Ces risques spécifiques sont très nombreux, et nous devons les aborder de manière préventive. Cependant, il nous manque encore beaucoup de connaissances de base pour mieux comprendre les mécanismes cachés derrière les facteurs de risque et de protection.
Les femmes sont toujours sous-représentées dans la recherche médicale et les postes à responsabilité. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles on n’accorde pas assez d’attention aux différences entre les genres et les sexes ?
Ce n’est pas seulement un sentiment, c’est prouvé scientifiquement : la surreprésentation des hommes parmi les postes à responsabilité dans les hôpitaux et la recherche influence le choix des questions médicales étudiées. On a facilement pu démontrer que des équipes diversifiées font de la recherche sur des sujets plus variés. Concrètement, plus il y a de femmes dans une équipe, plus celle-ci s’intéressera aux thématiques ou aux innovations qui concernent les femmes. Il y a aussi une influence prouvée dans les études cliniques : s’il y a plus de femmes dans l’équipe qui dirige une étude, celle-ci réussira à recruter davantage de femmes pour y participer. La médecine de genre concerne donc la diversité dans son ensemble. Au final, tout le monde veut recevoir des soins de qualité.
Le phénomène du « leaky pipeline » en médecine
Avec une proportion de 60 %, les femmes sont plus nombreuses à étudier la médecine. Cependant, cette proportion diminue au fur et à mesure que les responsabilités augmentent : elles ne représentent plus que 51 % des chefs de clinique, 33 % des médecins adjoints et 18 % des médecins-chefs.
Selon vous, que faut-il concrètement pour promouvoir la diversité parmi les postes à responsabilités ?
Avant tout, un grand travail de sensibilisation. Nous devons aussi aborder le sujet de manière scientifique et non émotionnelle, car les données plaident en faveur de la diversité. Ce n’est pas non plus que les femmes ne veulent pas ces positions et se mettent elles-mêmes hors concours : c’est l’effet des stéréotypes socioculturels.
Des formations spécifiques seraient utiles pour réduire les préjugés, éviter la discrimination et empêcher les agressions sexuelles sur le lieu de travail. Mais il faut aussi, très concrètement, des modèles de travail plus flexibles. En Suisse, nous ne pouvons pas nous permettre de voir la proportion de femmes diminuer au fur et à mesure que l’on gravit les échelons : il y a toujours une pénurie de personnel qualifié. Ce n’est donc pas qu’une question d’égalité des chances, c’est une nécessité.
En comparaison internationale, quelle place occupe la Suisse dans la médecine de genre ?
Si l’on regarde le nombre de publications, la Suisse soutient la comparaison avec l’Allemagne et d’autres pays européens. Cependant, les États-Unis ont une certaine avance sur nous. Les équipes scientifiques américaines ont abordé ces questions plus tôt. Mais, personnellement, je trouve qu’il y a une prise de conscience en Suisse, comme un vent de changement. Notre chaire est un bon exemple : c’est une étape essentielle et, espérons-le, un modèle pour d’autres facultés de médecine. Il y a aussi le PNR 83, le Programme national de recherche « Médecine, santé et genre ». C’est un signe important, qui montre que le Conseil fédéral souhaite s’impliquer dans cette thématique. Et nous avons maintenant une association, la Swiss Society for Gender Health. On sent une grande volonté de se mettre en réseau et de faire avancer le sujet ensemble. Cela nous permettra peut-être de passer à la vitesse supérieure.
Carolin Lerchenmüller
La Pre Carolin Lerchenmüller occupe depuis 2024 la chaire nouvellement créée de médecine de genre à l’Université de Zurich. Elle est aussi cardiologue à l’Hôpital universitaire de Zurich. Elle propose une consultation facile d’accès en médecine de genre en cardiologie. Carolin Lerchenmüller a obtenu son doctorat à l’Université de Heidelberg en 2012 puis mené des recherches au Thomas Jefferson Medical College de Philadelphie et au Massachusetts General Hospital/Harvard Medical School, aux États-Unis.